Du politique au poétique, un choix, un pari

Ouvrir une Collection Poésie dans le cadre des éditions Dittmar suppose nécessairement de tenir compte de la ligne politique déjà manifeste dans les parutions de cette maison d'édition.

L'ossature qui en constitue la trame logique tient au fait de mettre à jour tout un non-dit, un non-encore-dit sur les événements de la Commune de Paris. Engagement politique sans aucune ambiguïté, d'inspiration libertaire mais aussi ouverture sur d'autres modes d'approches que le regard historique, depuis le roman jusqu'à la philosophie, et qui s’aventure aujourd'hui en terrain singulier : publier de la poésie. L'idée de franchir le pas vers la poésie pourrait apparaître comme une entorse à ce choix initial. Certains ont parfois tendance à considérer la poésie dans sa seule fonction esthétique, un peu comme un art-déco, comme si la raison de forme devait supplanter celle du contenu, comme si la beauté du discours devait annihiler le sens. De l'éloquence métaphorique des romantiques à la pure abstraction où se perdent les mots en quête de signification seconde, le travail corrosif du concept fait ravage, anéantissant la couleur, les calligrammes, les belles envolées lyriques.

En même temps, on accorde au poète un statut un peu à part, gardant en tête la figure du troubadour, du « divertisseur », continuant d'en faire un vagabond de la pensée, toujours dans le souci de plaire et de ne point fâcher le pouvoir des seigneurs, ce qui fait que la raison politique demeure pour lui un tabou sinon même un lieu d'où il serait de toute manière exclu. Le politique est la chose des gens sérieux, non des poètes... Clichés durables fonctionnant comme des impasses ou des interdits.

Cette représentation un peu caricaturale du poète a, certes, été remise en question au cours de l'histoire par un grand nombre d'entre eux. Des gens comme Lamartine ou Hugo ont exprimé clairement leurs convictions politiques. Breton et les Surréalistes se sont meurtris dans les dédales rhétoriques du Parti Communiste, Aragon et bien d'autres s'y sont compromis, en un temps où les choix étaient à la mesure de la tragédie.

Toutefois ce qui nous importe aujourd'hui, en ouvrant cette collection, n'est pas de publier une poésie de caractère idéologique. On connaît les avatars de Maïakovski avec la propagande du pouvoir stalinien, le poète qui cède aux sirènes de la Pub y perd son âme en tant que poète. La poésie ne peut se réduire à un quelconque exercice de style (…à la versification médiocre des dactylographes, comme disait Ferré). L'art du poète est moins dans le dire que dans le sous-dire. "Comprenne qui pourra !"disait Eluard, ce qui suppose bien un effort d'entendement tout autant que de sensibilité. Le poète se doit d'effectuer, comme en s'excusant, en se retenant, la synthèse du cœur et de la raison.

Le politique est plus du côté du philosophique que de la politique car il transcende les politiques politiciennes, attachées à leur avoir. La question fondamentale du philosophe, et par conséquent celle du poète voyant, est celle de l'Être. Son engagement est de l'ordre de la condition humaine, vieil humanisme latent, ou expression libre refusant les frasques d'un humanitaire claudiquant sous les compromissions. Autant le poète se défie de la politique, autant depuis Rimbaud, il ne peut se défiler devant le politique. La politique est affaire de pouvoir, le politique est affaire d'humanité. Un civisme d'ordre universel dans lequel il s'agit de poser un cadre pour l'humain.

On peut rétorquer que Rimbaud n'était pas sur les barricades de la Commune, qu'il n'a senti des fusillades que l'odeur de la poudre mais on ne peut nier qu'il ait exprimé le profond du sens de l'insurrection des Communards, leurs souffrances et leur idéal. Si les événements de la Commune n'ont pas inspiré directement Rimbaud, ils l'ont cependant transformé dans son être et dans son discours. Sa poésie y perd alors un certain lyrisme esthétique, pénétré par la nécessité de laisser surgir, dans la trame même du poème, toute la tragédie de l'humain. Par le même processus, sa poésie de la révolte devient révolte de la poésie ; elle se dé-structure et se recompose, ouvrant des chemins de liberté où s'engouffre l'imaginaire comme le délirant.

Les Surréalistes ne s'y sont pas trompés qui ont reconnu en Rimbaud et Lautréamont des précurseurs ou des maîtres. En réalité la poésie y faisait un saut épistémologique, comme aurait pu dire Bachelard, passant à la trappe les canons de la beauté formelle pour partir à la découverte de l'inconscient comme du politique. Transformer le monde, changer la vie disait Breton, se référant à Rimbaud et Marx.

Dès lors, le Poétique se définit comme pensée propre et non comme enjoliveur de pensée.

Penser en poète n'est pas traduire en un langage plus agréable, séduisant, esthétique, un même discours masqué par l'artifice de métaphores, d'allusions, de détours... Le dire, cet énoncé en poésie, va chercher dans le non-dit, dans les arcanes d'un refoulé qui sort ses griffes et laisse surgir des fantasmes où se complaît la folie ordinaire en marge du génie. La question n'est pas de décoder par le poème un labyrinthe d'insignifiances (ce qui supposerait la pré-existence d'un code, d'un normatif institué) mais d'interpréter ; d’apporter un surcroît de sens, (chacun le sien), comme en résonance avec le non-dit. Le poète est un interprète qui ne traduit pas, il renomme. Il crée alors cet effet de signifiant parfois fulgurant qui est la part sensible, visionnaire, d’un rapport au réel dénoncé, reconstruit, ou déplacé ailleurs.

Choisir d’éditer poètes d’hier entrés désormais dans la littérature, ou jeunes auteurs contemporains encore inédits, c’est parier sur le retour du sujet face à l’usage de médias collectifs ou face aux idéologies ambiantes propres à chaque époque. C’est risquer les contrastes, miser sur le renouvellement d’interprétations capables de secouer, même modestement, les cruautés du monde. Enfin, c’est réunir une offre plurielle qui ouvre un espace de réaffirmation, ou de contestation, original, minoritaire. Espace essentiel car il comble, par l’agi de sa parole, le manque de langage vrai ou le manque de langage autre, inhérent à chaque période historique.

La poésie invente des échappées où respire le préféré d’instants qui résistent, débordent, convoquent l’existence pour lui imposer davantage de sens. C’est un espace de présence immédiate qui engage à partager avec celui qui lit une voie de désir, de révolte, ou de pause qu’il nous appartient aussi de choisir, de recueillir, de défendre ou d’emprunter.

Poésie d’hier et d’aujourd’hui Collection dirigée par Jo Falieu et Laurence Mayeur